14 mars 2009

Ziméo Korny [Partie 1] Chapitre 3 : La favelas occidentale

La nuit avait gagnée son combat contre le jour.
Mais les phares du Finistère toussotaient hurlaient leur lumière sur les bras de la manche et de l'océan Atlantique ; et si sur ces vastes étendues de bleu l'agitation des vagues était un vacarme et même une berceuse pour les jeunes filles bretonnes, parait-il, dans le cimetière le seul bruit insupportablement assourdissant était le silence de l'indifférence. 
Comme un rituel, chaque mort était assis sur sa propre tombe, et regardait tantôt le ciel, tantôt les arbres, tantôt le gravier, tantôt les oiseaux de nuit, mais ne se regardait jamais l'un l'autre, jamais. L'acceptation fataliste de ne pouvoir agir sur la vie de la ville composait ce morne gris-clair qu'on pouvait entrevoir dans leur regard, ce morne gris-clair qui est la traduction de la résignation, ou de l'hébétude.
Laurent se résigna lui aussi à s'asseoir sur la sienne, après avoir effectué une brêve patrouille inutile dans ce lieu de résidence morbide et essayé de converser avec ses nouveaux voisins.
Il réfléchissait.
- Putain mais c'est une vrai favelas occidentale ici !
Il réfléchissait.
- Beurk ! Qu'est ce que vous êtes laid les impécunieux !
Il réfléchissait...
Au bout d'un moment l'idée qu'il était absurde d'attendre ici percuta son esprit, et il se leva pour sortir du cimetière.
Alors qu'il allait passer l'obscur arche aux motifs architecturaux subtils, mais effrayant, pour se retrouver dans la rue, une voix dans son dos l'interpella.
- Ne fais pas ça...
Laurent se retourna lentement.
Il devinait avec difficulté une petite ombre dans l'obscurité du cimetière.
- Ne fais pas ça... tu n'y trouvera que souffrance...
Inspiré par la situation ténébreuse, Laurent s'exclama prophétiquement :
- Montre toi, ô impénétrable ! Montre toi !
Un petit nain apparémment quadragénaire jaillit immédiatement de l'ombre et avança à pas de punaise jusqu'à lui.
- Ne sort pas d'ici... je te le répète... tu n'y trouvera que souffrance...
- Et pourquoi donc ? boomeranga aussi sec Laurent.
- Souffrance... et chagrin... peine... douleur... tourment... tristesse... désolation... malheur... supplice... torture... amertume... misère... calvaire... martyre...
- Ca va ça va je saisi ! T'as un dictionnaire de synonymes dans la tête ou quoi ?
- Les mots c'est tout ce qui nous reste à nous, les Foudroyés du Rire... Ne passe pas cette arche jeune homme...
- Parce que tu crois que je vais me faire chier dans ce cimetière pourri tout le reste de mon éternité ? Non je retourne chez moi, en ville.
- Jeune homme, cette arche ne mène pas chez toi... ni en ville... Elle débouche sur l'enfer... La rue que tu vois, ce n'est qu'une fiction, une projection de ton esprit s'aggripant à une époque révolue...
- Putain mais c'est pas un dico de synonymes que t'as mangé au diner mais des ouvrages occultistes...
- Je t'aurais prévenu... par amitié... par solidarité...
Laurent sourit.
Il traversa l'arche à reculons, fixant fermement le nain quadragénaire, et s'arrêta au milieu de la rue.
- Alors cette enfer ? ça vient ?
- Je t'aurai prévenu jeune homme...
Laurent émit un "Okay merci" persifleur et se dirigeait vers la ville.
- Jeune homme, je m'appelle Abélard de Lauvinec, reviens me voir après ta promenade en enfer... Ne trouves-tu pas étrange que je puisse t'entendre, et toi aussi ?
- Si si mais là j'ai l'enfer à visiter, haha, alors on verra ça plus tard hein. Salut.
La promenade de Laurent fut brêve, et il comprit vite les sages paroles du nain.
De bars en restaurants, devant les succulents mets et les alcools forts qui le faisaient saliver, son impuissance à les posséder lui importa dans le ventre une terrible barre de fer, la barre de fer des miséreux, et la haine contre les porcins costards-cravatés se goinfrant. Le supplice et la haine atteignirent leur zénith quand, en traversant les murs des logis au hasard, il tomba sur un couple en train de baiser fougueusement et sans finesse sur une table : madame debout le ventre contre la table et les mains menottées dans le dos, et monsieur derrière s'activant de coups de rein profonds et secs en coups de rein profonds et secs, appuyé sur ses mains entourant fermement le cou de madame.
Tout penaud il fit volte-face, et prit en sens inverse le chemin qui l'avait sorti de ce cimetière. 
Il chercha le nain, Abélard de Lauvinec.
- Ha! vieux fou, tu avais raison... T'es poète toi nan ? Alors comment se fait-il que ces faces de ciment ne nous entendent pas ? Que les vivants ne nous entendent pas, je comprends... à la limite... mais pourquoi les faces de ciment ?
- C'est la tragédie de la mort... d'une certaine mort...
- Oui le vieux. D'ailleurs pourquoi m'as-tu parlé de "Foudroyés du Rire" ? Comment sais-tu que je suis mort de rire ? Explique toi.
- Cause et effet jeune homme... Sais-tu que cette mort là est un privilège réservé aux êtres lumineux ? Cette mort là est rarissime. En trois cent ans tu es le deuxième que je rencontre, mort comme ça... 
- Attend tu veux dire que comme nous sommes mort d'un fou rire, c'est pour ça que nous pouvons nous entendre ?
- Exactement... et c'est pour cela que nous sommes coincés entre les deux mondes... C'est notre martyre pour n'avoir pas considéré la vie sous la férule de la peine... Le Tout-Puissant tolère les assassinés, les sacrifiés dans les guerres, barbares ou économiques, etc... mais les morts de rire, il ne saurait l'admettre.
- Oulala... t'es poète toi effectivement. Bon et ce troisième homme que tu as rencontré, mort comme nous, il est où ?
- Il est revenu à la vie... mais est mort peu de temps après... et pas de rire...
- Quoi ? Comment ? Comment est-il revenu à la vie ??
- Je le lui ai enseigné... Mais je lui est expliqué que cela ne servirai à rien...
- Sophiste va ! Poète ! Littérateur vocale ! UMPiste ! si tu connais comment retourner à la vie, pourquoi t'y retournes pas hein ?
- Personne ne m'attends... et puis il y a l'étape du tombeau, qui est décisive, et qui a été décisive pour le troisième homme dont nous parlons.
- Comment ça l'étape du tombeau ?
- Je connais le secret pour que ton âme rerentre en communion avec ton corps, et insuffle l'étincelle qui remettra ton coeur en marche, mais quand bien même cela se produirai, tu mourrai d'asphyxie... de deshydratation... de faim... seul dans ta tombe scellée...
- Vaut mieux essayer que rester ici ! Dis moi comment faire le vieux, dis moi le secret ?

FIN DU CHAPITRE 3